« Mettre le sujet parlant au cœur de l’énonciation »

Posté le par le français dans le monde

Dans le contexte de crise actuelle liée à l’épidémie de coronavirus, votre revue a décidé de mettre chaque jour en ligne, depuis le 20 mars – journée de célébration de la francophonie – et tous les jours à midi, un article du « Français dans le monde » en libre accès. Aujourd’hui, l’entretien de la rubrique FOCUS , à retrouver dans le numéro 424 de juillet-août 2019. Bonne lecture à toutes et tous !

La Grammaire du sens et de l’expression de Patrick Charaudeau est une somme sur la langue française : sur près de 1 000 pages, avec 2 000 termes indexés, ce livre de référence ausculte la langue française sous toutes les coutures. Entretien avec l’auteur, à l’occasion de la récente réédition de l’ouvrage.

Patrick Charaudeau est professeur émérite de l’université Paris 13 et chercheur au Laboratoire communication et politique (LCP-Irisso) du Centre national de la recherche scientifique (CNRS).

Vous définissez dans votre avant-propos ce qu’est une grammaire : ce n’est donc pas une évidence ?
On a souvent tendance à penser qu’une grammaire, c’est la langue, alors que ce n’est qu’une certaine description de la langue. Qui donc varie selon les différents outils que l’on a, dans les différents pays et dans les différentes époques. Ainsi dans la tradition anglo-saxonne, il n’y a pas véritablement d’enseignement d’une grammaire explicite comme nous en avons l’habitude en français. Pour autant, une grammaire a une double raison d’être : celle de décrire la langue, et celle de jouer un rôle de miroir pour constituer une identité collective. Dans les siècles passés, les grammaires servaient surtout à normer le passage de l’oral à l’écrit. Au début du xxesiècle, avec l’arrivée de la linguistique, qui décrit la langue de façon non prescriptive, s’est créée une coupure entre la grammaire instrument d’enseigne- ment et la grammaire objet de description scientifique de la langue.

Qu’est-ce que selon vous une grammaire « traditionnelle » ?
Une grammaire « traditionnelle » est essentiellement une grammaire morphologique et syntaxique. La morphologie étudie comment se forment les catégories grammaticales. C’est à ce propos-là que l’on étudie par exemple les questions d’accord au pluriel ou au féminin. La morphologie s’articule autour de la syntaxe, constituant les règles de combinaison des formes, dont la description s’est toujours fondée sur l’hypothèse générale qui voudrait que les structures de phrase correspondent à des structures de pensée. Pour la grammaire de Port-Royal, pour la grammaire générative de Chomsky, et désormais pour la linguistique cognitive, il y aurait, au-delà des structures différentes des langues, des structures de pensée universelles. Mais ce n’est qu’une hypothèse.

Et une grammaire « du sens et de l’expression », pour reprendre le titre de votre ouvrage ?
Ce qu’ont montré les études linguistiques des sémanticiens, c’est que même les catégories grammaticales ont du sens. Par exemple, le « pluriel » est une catégorie de forme qui dit que les mots, qu’ils soient grammaticaux ou lexicaux, doivent prendre une forme particulière lorsqu’ils expriment la pluralité, et établir des accords entre ces marques de pluralité. C’est le pluriel tel qu’il est défini dans les grammaires morphologiques. Si l’on s’interroge sur la question de la pluralité mais du point de vue du sens, on voit que la pluralité correspond à une intention du sujet parlant qui consiste à exprimer que ce qu’il désigne n’est pas une « unité » mais une « quantité ». Et à partir du moment où on part de l’intention du sujet parlant, on essaie de voir ce que la langue propose pour exprimer la quantité. On s’aperçoit alors que l’on peut disposer de tout un ensemble de formes différentes, chacune apportant un sens particulier à la pluralité. On peut dire qu’il y a « des élèves », « plusieurs élèves », « quelques élèves », « beaucoup d’élèves », « un grand nombre d’élèves »… Au regard de cette notion de quantité, on sera amené à regrouper des formes et des catégories de formes qui dans une grammaire traditionnelle sont, au nom de la morphologie et de la syntaxe, réparties dans des catégories différentes, ce que l’on appelle les parties du discours. La grammaire du sens met le sujet parlant au cœur de l’activité langagière, en rapport avec des enjeux de communication.

En quoi cette façon de décrire la langue peut-elle être utile à des professeurs de français langue étrangère ?
Cette grammaire peut être utile à des professeurs de français langue maternelle et à des professeurs de français langue étrangère. Pour les premiers, c’est surtout pour expliquer les problèmes que pose la grammaire morphologique. Le professeur de FLE doit à mon avis avoir une double démarche. Celle, évidemment, de faire découvrir les formes en tenant compte du public auquel il s’adresse : on ne pourra pas faire les mêmes comparaisons de forme avec un locuteur d’une langue romane ou d’une autre famille de langues. La deuxième démarche, qui est commune à toutes les langues, consiste à mettre l’apprenant au centre de son intention communication et du sens qu’il veut exprimer. Une telle grammaire met en correspondance les intentions de communication, les catégories de la langue et les catégories de forme, ce qui permet, par ce jeu constant de va-et-vient, de donner au sujet une compétence d’expression de sens. Il s’agit de mettre le sujet parlant au cœur du processus d’énonciation, au cœur de son intention d’exprimer quelque chose. La question que se pose l’apprenant étranger est : « J’entre dans une autre langue et je veux savoir comment je peux exprimer la “quantité”, et donc je veux savoir de quelles catégories de formes je dispose pour exprimer cette quantité. » Quelle grammaire traditionnelle pourrait montrer cette apparente contradiction, à savoir que l’on peut exprimer la quantité avec du singulier (« Il y a de la voiture dans la rue ») ?

Propos recueillis par Sébastien Langevin

Extrait
« On n’applique pas une grammaire comme on appliquerait une recette de cuisine. On utilise une grammaire pour montrer et expliquer comment se construisent les mots, selon quelles règles ils se combinent pour produire quels sens. Et pour ce faire, il est nécessaire de comprendre comment on passe de la langue-système, qui est notre contrainte, à la langue discours qui est l’ouverture vers la création, et comment du fait de leur interaction se construit et joue le sens. Car, une fois de plus, parler, écrire, c’est produire du sens à travers diverses façons de mettre le langage en scène. Ce livre n’a d’autre ambition que de mettre en lumière le jeu subtil du phénomène langagier qui se joue entre sens et forme. L’enseignant, ou l’enseignante, n’utilisera pas cette grammaire pour l’appliquer systématiquement, mais pour y trouver des réponses aux questions qui se posent lors- qu’il faut expliquer des problèmes de langages : une utilisation au coup par coup. Il me souvient d’avoir observé une classe au cours de laquelle l’enseignante expliquait que le sujet représente celui qui accomplit une action, en donnant deux exemples : « François parle en classe » et « La cheminée fume ». Il y eut un élève pour dire « Mais madame, François, il ne parle pas en ce moment », et un autre pour demander : « Madame, qu’est-ce qu’elle fait la cheminée ? » La réponse se trouve dans la grammaire. L’enseignant, ou l’enseignante, pourra également inventer des exercices à partir des nombreux exemples pris dans divers genres de discours, pour faire comprendre à l’élève que le respect des formes correspond toujours à un enjeu de sens.
Cette grammaire devrait aider à comprendre ce que parler et écrire veulent dire. »
Patrcik Charaudeau, Grammaire du sens et de l’expression, Éditions Lambert-Lucas, 2019, page XIX (avant-propos).

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