« Réinventer une éthique de la coexistence »

Posté le par le français dans le monde

Dans le contexte de crise actuelle liée à l’épidémie de coronavirus, votre revue a décidé de mettre chaque jour en ligne, depuis le 20 mars – journée de célébration de la francophonie – et tous les jours à midi, un article du « Français dans le monde » en libre accès. Aujourd’hui, l’entretien de notre rubrique « Idées » avec Hélène L’Heuillet, autrice de l’ouvrage Du voisinage. Un article du numéro 408 de novembre-décembre 2016 qui prend un nouveau sens à la lumière des situations de confinement… Bonne lecture à toutes et tous !

Propos recueillis par Alice Tillier

Sur notre planète mondialisée, il n’est plus possible d’espérer échapper au voisinage. Ce qui ne va pas sans heurts. Décryptage avec la philosophe Hélène L’Heuillet.

Hélène L’Heuillet est maître de conférences en philosophie à l’Université Paris-Sorbonne et psychanalyste.

Votre réflexion sur le voisinage part d’un premier constat : nous sommes à l’heure actuelle dans une situation de voisinage généralisé…
Hélène L’Heuillet
: Le voisinage est devenu l’une des grandes questions de notre époque. Pendant longtemps, on a essayé de franchir les « intervalles du genre humain », pour reprendre les termes de Kant. Aujourd’hui, ces intervalles ont disparu, il n’y a plus d’île déserte. Le voisinage intervient donc à toutes les échelles : maison, immeuble, quartier, ville, pays… D’autant que dans nos sociétés démocratiques et sécularisées, la relation à la transcendance et à la verticalité a fait place à des rapports d’horizontalité : le voisin a remplacé le prochain. Ce qui ne va pas sans heurts.

Comment comprendre des conflits de voisinage qui deviennent parfois même meurtriers ?
Dans ce contexte d’absence de choix d’un voisinage, on rêve de ne plus avoir de voisins ! Et alors que les difficultés de déplacement ont été abolies, que la communication d’une langue à l’autre est facilitée par les nouvelles technologies, l’homme érige de nouvelles barrières : qu’il s’agisse de construction de murs, ou de nouvelles formes de violence, comme le terrorisme. C’est la double pulsion évoquée par Freud : la pulsion de lien va de pair avec une pulsion de destruction. Les zones dangereuses se multiplient dans le monde et les humanités qui voisinent doivent, dans ces conditions, réinventer une éthique de la coexistence humaine.

En cause dans ces conflits, souvent, le narcissisme des petites différences ?
Le rapport à l’autre, soumis à notre regard, est fait de comparaison : on veut qu’il soit comme moi et en même temps différent, sinon il me vole ma place. Songez aux moqueries entre citoyens d’États voisins, comme entre les Français et les Belges ! À un autre niveau, les idéologies d’extrême droite se fondent sur cette opposition entre « eux » et « nous », sur la recherche du semblable et de l’entre-soi, lourd de haine, en considérant que le semblable ne sera jamais assez semblable. C’est en réalité l’altérité qui pacifie : dans la mesure où je suis un être parlant, j’ai besoin de l’autre. Son altérité renvoie à celle qui est en moi. Et le voisin est ce premier autre, à condition de le reconnaître comme tel.

Le génocide rwandais revient à plusieurs reprises dans votre ouvrage. L’exemple est-il révélateur, malgré son caractère extrême ?
Le génocide rwandais a été extrême par son ampleur et la surprise qu’il a causée. Il y avait bien un narcissisme des petites différences entre Tutsis et Hutus, des moqueries à la radio, mais pas plus qu’entre Belges et Français ! Les Tutsis apparaissaient comme des « voisins du haut », l’élite qui avait été favorisée par le colonisateur belge. Mais rien ne laissait présager un tel déferlement de violence. Les massacres ont eu lieu entre voisins. Car le voisinage aggrave le danger : difficile de se cacher de son voisin, qui connaît bien notre identité. De la même façon que les juifs ou les résistants ont souvent été dénoncés par leurs propres voisins pendant la Seconde Guerre mondiale.

Comment réguler ces conflits de voisinage ?
Quand les relations de voisinage ne parviennent plus à s’autoréguler, il reste le recours au tiers. Normalement, c’est le langage qui fait tiers. Mais lorsque la violence n’est plus négociable, une médiation devient nécessaire – même si elle peut aussi être à double tranchant et provoquer des dérèglements. La police de proximité est une solution, qu’on a beaucoup trop négligée, en France notamment, mais aussi aux États- Unis : ces patrouilles permettent de recréer du lien. La démocratie participative va dans le même sens. Elle peut redonner du sens au poli- tique, à une époque où la désaffection est grande. Tout en étant centrée sur le local – la qualité de l’eau, l’implantation d’une usine, etc. –, la démocratie participative entre de plus en plus en résonance avec les expériences menées ailleurs dans le monde. Il ne s’agit plus d’un local de l’entre-soi, mais un local qui ouvre sur le monde, un local de la coexistence mondiale.

Extrait
« Le mur s’interpose entre deux parties qui se font face. Il est une séparation réelle, édifiée quand les frontières ne suffisent plus à séparer les hommes en les laissant reliés spatialement. On construit un mur quand le face-à-face devient meurtrier, et que, de part et d’autre du voisinage, on n’est pas capable de regarder de son côté mais que la vision est happée vers ceux d’en face. Le mur est aujourd’hui partout, mur arboré entre les maisons mitoyennes, mur doublant la frontière du Mexique et des États-Unis, mur séparant Jérusalem de la Cisjordanie, toujours en mémoire, le mur de Berlin, et plus récemment, les murs dont s’entourent certains pays européens pour repousser les migrants ou les réfugiés qui fuient la guerre en Syrie ou en Irak. […] On dresse des murs quand on re- nonce à toute relation pacifiée avec le voisin d’en face, quand on se refuse même à faire confiance au tiers institutionnel, ou à reconnaître entre “eux” et “nous” une instance capable d’adoucir l’hostilité. C’est que les voisins aiment à régler leurs affaires entre eux. La police le sait qui se heurte parfois, dans ses interventions, au silence du voisinage. »
Hélène L’Heuillet, Du voisinage. Réflexions sur la coexistence humaine, Albin Michel, 2016, p. 37-39.

Compte rendu
Voisin d’en face, voisin du dessus, voisin du dessous et voisin d’à côté : c’est à travers ces quatre positionnements dans l’espace – qui sont autant de métaphores de nos relations – qu’Hélène L’Heuillet analyse la coexistence humaine. Et la philosophe d’aborder aussi bien des aspects de notre voisinage quotidien – les sans domicile fixe, voisins du dessous rendus invisibles dans leur pauvreté ou la cohabitation dans les quartiers populaires investis par les « bobos » – que des dimensions géopolitiques : les États-Unis vécus comme le « voisin d’en haut » et par là même source de ressentiment ; le conflit israélo-palestinien, conflit de voisinage autour d’un mur mitoyen, celui du Temple à Jérusalem ; la colonisation qui fait des colonisés des subalternes. Le voisinage généralisé qui est notre condition à l’heure de la mondialisation et de la cosmopolitisation peut malgré tout être autre chose qu’une source de souffrances et de conflits. C’est aussi ce qui permet de ne pas être seul et de nouer une relation à l’autre – à condition de développer une éthique du voisinage à laquelle en appelle l’auteur.

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