« Conjuguer le temps à la première personne »

Posté le par le français dans le monde

Dans le contexte de crise actuelle liée à l’épidémie de coronavirus, votre revue a décidé de mettre chaque jour en ligne, depuis le 20 mars – journée de célébration de la francophonie – et tous les jours à midi, un article du « Français dans le monde » en libre accès. Aujourd’hui, la rubrique IDÉES, qui incite chacun à considérerson temps autrement : une invitation bienvenue en ces temps de confinement… Un entretien avec la philosophe Hélène L’Heuillet à retrouver dans le FDLM 428 de mars-avril 2020.

Propos recueillis par Marion Rousset

Alors que les existences contemporaines sont souvent contraintes à des cadences effrénées, se mettre en retard est une expérience qui soudain ouvre des possibles. Et procure un sentiment de liberté, explique Hélène L’Heuillet dans son ouvrage Éloge du retard.

Hélène L’Heuillet est maîtresse de conférence en philosophie à Sorbonne Université et psychanalyste, autrice notamment de Basse politique, haute police : Une approche historique et philosophique de la police (Fayard, 2001) et de Du voisinage. Réflexions sur la coexistence humaine (Albin Michel, 2016 : voir « Idées » du FDLM 408).

 

Beaucoup ont fait l’expérience du retard cet hiver, en raison des grèves qui ont secoué la France…
Cette grande grève a bouleversé notre rapport au temps. Énormément de gens se sont rendu compte du nombre de rendez-vous qu’ils casent dans une journée, tablant sur la rapidité des transports pour aller d’un point à un autre. Matériellement, ils ne pouvaient pas être ponctuels. Ils se sont mis à la marche à pied, ont regardé autour d’eux, redécouvert leurs places, leurs rues, leur quartier… C’est dire à quel point nous sommes pris, d’ordinaire, dans une course folle. Nous fonçons dans les couloirs du métro, nous calculons nos trajets au plus juste, si bien que nous n’habitons plus notre ville. C’est assez effrayant. La grève nous a permis de prendre conscience que le retard n’est pas toujours très grave. C’était un peu comme si le temps s’imposait de nouveau à nous, obligeant à sortir de ce rapport de maîtrise absolue qui gouverne les existences contemporaines.

Comment se manifeste cette hantise du retard ?
On ne se laisse plus surprendre. Même la séance chez le psy ne doit pas déranger ! On veut la caser après le travail, sans rentrer trop tard chez soi. De la même manière, je considère les retards de train et d’avion comme des aubaines. D’abord, les voyageurs commencent par râler, mais comme ils ne sont pas tout seuls, ils nouent relation, et comme ils ne peuvent pas se plaindre pendant deux heures, ils se mettent à discuter de choses et d’autres. Ce sont ce qu’on appelle des rencontres, comme les conversations de voisinage, lorsqu’on s’arrête sur le coin du trottoir pour échanger trois mots. Ces liens faibles ont le pouvoir de nous faire exister là où on habite et tant pis s’ils nous mettent en retard !

Paradoxalement, vous expliquez que ces vies trépidantes fabriquent des insomniaques. C’est-à-dire ?
Traditionnellement, l’insomnie résulte d’un traumatisme qui met en état de vigilance, d’excitation. On n’arrive pas à s’apaiser. Mais là, je vois apparaître en effet chez mes patients de nouvelles formes d’éveils nocturnes, liées à l’excès de travail. Quand les personnes sont dépossédées de leur temps, qu’elles n’ont même pas dix minutes pour bayer aux corneilles, cela fonctionne quasiment comme une loi. Ce temps, elles le prennent la nuit. Et là, toutes les pensées de la journée reviennent, tout le travail laissé en suspens. Du coup, on se met à travailler sans travailler et c’est l’enfer. Autrefois, on pouvait encore penser le travail en termes de discipline. Aujourd’hui, le capitalisme est devenu sauvage si bien que l’employeur peut demander à ses salariés de réaliser en huit heures une tâche qu’il faudrait plusieurs jours pour mener à bien. Et tant pis s’ils craquent : on trouvera à les remplacer. Il n’est plus question de préserver la force de travail. Cette dérégulation crée un rapport pulsionnel au temps. Il faut montrer qu’on a un agenda de ministre ! La hantise du retard, c’est la peur d’être marginalisé, d’être mis au rencard, de ne plus avoir de travail. Et cela déteint sur les autres sphères de la société. Dès l’enfance, il faut brûler les étapes. Les petits doivent savoir lire en maternelle pour avoir une chance, beaucoup plus tard, d’être admis en classes préparatoires aux grandes écoles…

Le retard est-il l’apanage des lents ?
La lenteur n’a rien à voir avec le retard. Il y a des vies extrêmement routinières, dans lesquelles il ne se passe rien. Elles sont organisées autour d’horaires fixes : on se lève à 9 heures, on mange à midi… Cette lenteur a un côté morbide. Le retard, c’est le petit écart qui permet d’être surpris, cet instant vide – qui ne doit pas être trop long – dans un planning imposé. Il faut s’autoriser à s’attarder, à ne pas répondre immédiatement aux textos que l’on reçoit, à regarder par la fenêtre, à profiter de ces temps morts qui sont en fait du temps vivant. Après, je ne suis pas dans une problématique de la vie bonne, du perfectionnisme moral. Je suis très libérale. Je dis juste que pour que la vie ait une valeur, qu’on ne soit pas trop malade ni trop dingue, il faut conjuguer le temps à la première personne. Ce qu’on ne fait pas quand on se comporte comme une petite machine bien rythmée.

Compte rendu
L’ouvrage d’Hélène L’Heuillet aurait pu s’intituler À la recherche du temps perdu si ce n’était déjà pris. Car c’est aussi d’une disparition dont il est ici question, d’un manque qui vient se nicher au creux de nos vies trépidantes. À force de courir sans cesse, l’homme moderne en serait-il devenu une machine à minuter chacun de ses gestes ? Un Chaplin des Temps modernes revisité à l’aune du xxie siècle, où l’injonction à accélérer aurait fini par contaminer la moindre parcelle de cerveau disponible ? Face à cette rythmique haletante qui donne aujourd’hui le « la », la philosophe et psychanalyste a trouvé l’antidote : retrouver dans le retard des interstices de temps libre. S’attarder, arrêter de vouloir tout anticiper, savoir différer les échéances, rêvasser un instant… « Dans cette fraction de temps qu’est le retard, quand on le génère soi-même, même involontairement, on retourne la situation, on jouit, sans toujours oser se l’avouer, d’un fugace sentiment de liberté », écrit l’autrice de cet Éloge du retard. Une liberté qui donne le sentiment d’exister. « Renier le temps de la contrainte pour renouer avec sa propre temporalité » est en ce sens un beau projet.
M. R.

Extrait
« Dans la société accélérée, on traque donc la moindre parcelle de temps inemployée, et on presse de toutes parts les travailleurs, les enfants, soi-même à combler chaque temps « libre ». Dans la société accélérée, le temps libre lui-même doit être rentabilisé. Puisque dormir est bon pour le cerveau, il convient, dès que le moment se présente, de faire une sieste au lieu de traîner ou de se laisser aller à la rêverie (…). Dans cette configuration, le retard devient réparateur. Retard au travail, retard sur les échéances, retard causé par l’abandon au vrai sommeil, retard permis par la conscience que le temps passe et qu’il est irrattrapable. Aujourd’hui, la valeur de la vie ne peut plus se découvrir que dans le retard, que dans une certaine conscience du retard. »
Hélène L’Heuillet, Éloge du retard, Albin Michel, p. 141-142.

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