Faire aimer les langues comme on aime la peinture

Posté le par le français dans le monde

C’est un paradoxe : on n’a de cesse d’étaler nos préoccupations écologiques, d’attirer l’attention sur toutes les diversités mais il en est une parfaitement oubliée, c’est celle de la diversité des langues. C’est l’objet de Tous plurilingues de rappeler dans une langue simple et abordable pour toutes et tous, la valeur centrale de la diversité des langues. Entretien avec son auteur, Jean-Claude Beacco.

Propos recueillis par Jacques Pécheur. Article extrait du numéro 458 (mai juin 2025)

Jean-Claude Beacco, agrégé de grammaire, docteur en sciences du langage, est professeur émérite de l’Université Sorbonne nouvelle. Spécialiste en didactique du FLE, il est aussi expert en politique linguistique éducative, en particulier auprès du Conseil de l’Europe depuis 1998.

Au regard de la dédicace, de votre propre biographie langagière inclus dans l’ouvrage, on pourrait penser que le plurilinguisme est une affaire de famille.

Oui et non… C’est un peu l’affaire de ma famille, bien que j’aie découvert la notion de plurilinguisme à travers le Conseil de l’Europe, donc très tard. Comme je le dis dans le livre, j’étais dans le plurilinguisme sans le savoir et c’est effectivement l’émergence de l’éducation plurilingue et interculturelle qui m’a permis de prendre conscience de cette histoire qui fait partie de ma famille. Je suis très fier que mes petits-enfants, la quatrième génération, continuent à parler la langue de mes parents émigrés. Oui, j’aime les langues, j’aime écouter les langues dans le métro, essayer de savoir quelles langues les gens parlent, faire des hypothèses au risque de me tromper… Et si c’est l’histoire de ma famille, c’est aussi l’histoire des familles, en général, comme espace fondamental de transmission intergénérationnelle des langues et, notamment, des nombreuses langues qui ne sont pas enseignées, celles des migrants comme celles des expatriés ou comme les langues régionales. C’est là que la famille joue un rôle très important quant aux langues qui sont utilisées dans le cadre familial ; les formes du multilinguisme familial sont nombreuses y compris les familles où l’on ne parle plus la langue mais où elle reste une langue identitaire culturellement. Pensons aux gens qui envoient leurs enfants dans les écoles Diwan ; ces enfants sont souvent issus de familles où l’on ne parle plus breton, mais où le breton reste constitutif d’une très ancienne identité culturelle. La famille est un élément fondamental de l’apprentissage de toutes les langues et de leur reproduction quand elles ne sont pas enseignées dans le système éducatif.

La famille est un élément fondamental de l’apprentissage de toutes les langues et de leur reproduction quand elles ne sont pas enseignées dans le système éducatif.

« Tous Plurilingues ! » Ce titre est un constat ou une invitation adressée au lecteur à une prise de conscience ?

Les deux ! Tous les locuteurs sont plurilingues potentiellement ou effectivement. Dans de nombreux cas, les locuteurs sont effectivement plurilingues comme en témoignent de très nombreux contextes politiques et sociolinguistiques où les citoyens locuteurs sont amenés à côtoyer sinon à utiliser les diverses langues qui ont cours dans leur territoire : c’est vrai dans un certain nombre de pays, en particulier, dans les zones frontalières. Maintenant, il y a des gens en France qui se croient monolingues : ils n’ont pas conscience de la diversité de leur répertoire personnel, où l’on peut trouver le français mais aussi l’occitan, par exemple, et un peu d’anglais qu’ils ont tous appris à l’école. Il y aussi les enfants de migrants qui cachent le fait de parler des langues qui sont stigmatisantes, comme le berbère, parlé par une communauté d’un million de personnes. Et puis, il existe quand même une communauté de vrais monolingues et qui sont encorsetés par l’idéologie monolingue : pour eux, apprendre une langue c’est si compliqué que ce n’est pas la peine d’essayer. Ceux-là ont peur des langues et cette peur des langues est à la base d’une attitude qui est le contraire de celle d’une éducation plurilingue, dont l’objet est de faire aimer les langues comme on aime la peinture.

Comme Du Bellay avait placé son manifeste sous le signe de l’identité, vous placez votre livre sous le signe de la diversité. C’est le sens de la préface… Alors Tous plurilingues, Défense et illustration de la diversité ?

Absolument. D’abord, la diversité est à l’ordre du jour : que l’on pense à la diversité écologique et au combat pour la sauvegarde de la diversité, quelle qu’elle soit, qui est un élément fondamental des sociétés contemporaines. Sauf que la diversité des langues n’est pas un cheval de bataille écologique. Pourtant, la diversité des langues est aussi importante que les autres formes de la diversité : quand une langue meurt, c’est une culture, des œuvres humaines, des savoirs qui disparaissent. On ne peut pas faire l’impasse du lien entre diversité et créativité. Au fond de l’éducation plurilingue, il y a comme valeur fondatrice, la diversité des langues : avoir une attitude positive par rapport à la diversité des langues, c’est le fondement d’une éducation plurilingue et pluriculturelle.

« Je parle plutôt bien », « je parle mal »… telle ou telle langue. Ne sommes-nous pas nous-mêmes des obstacles à notre propre plurilinguisme ?

Évidemment. L’idée de l’autoévaluation de ce type part du principe sous-jacent que parler une langue, c’est la parler à la perfection. C’est oublier que l’on peut lire, oublier que l’on peut écrire, oublier que l’on peut comprendre. Nous connaissons tous des locuteurs qui ne savent que lire une langue, d’autres qui ne savent que l’écrire, sans parler de ces grands spécialistes de littérature française qui sont incapables d’interagir à l’oral. Il nous revient de faire prendre conscience qu’il existe des savoir-faire diversifiés, pas seulement en quantité mais aussi qualitativement. La langue, c’est un ensemble de compétences et chaque compétence peut être acquise indépendamment des autres. Savoir une langue, c’est prendre en considération toutes les compétences du savoir langagier qui n’est pas un savoir global. D’autre part, quantitativement, rien n’indique qu’il faille poursuivre jusqu’à devenir un locuteur parfait. Les niveaux du Cadre sont faits pour ça : acquérir un niveau de compétence selon ses propres besoins. Toute compétence en langue a une valeur. « Je parle mal »… «Je ne parle pas assez bien », c’est se référer à un locuteur idéal ou natif qui ne peut être un modèle dans tous les cas.

Votre livre-plaidoyer pour le plurilinguisme se veut aussi un livre de combat. Parce que le plurilinguisme est menacé ? Par qui ? Par quoi ?

Bien sûr qu’il est menacé. Il est menacé par tous les phénomènes qui tendent à réduire la diversité des langues. À commencer par les systèmes éducatifs qui donnent la priorité à une seule langue, l’anglais : de l’English first à l’English only… il n’y a qu’un pas ; ce qui conduit à considérer que les autres langues sont secondaires et ne méritent pas un apprentissage à part entière. C’est un phénomène qui va contre la diversité langagière qui est le contexte normal d’un locuteur, notamment européen. Il faut aussi prendre en compte les enseignements totalement en anglais dans les universités, les publications rédigées exclusivement en anglais (sans version dans sa langue première) dans un certain nombre de disciplines ainsi que dans un certain nombre d’institutions internationales. À cela, s’ajoute la non-reconnaissance du plurilinguisme par les États : ça vaut pour les langues régionales qui ne sont pas toujours bien traitées par certains pays, ce qui va à l’encontre d’une gestion de la coexistence des langues, condition de la démocratie et de la paix civile. Combien de conflits ont aussi une dimension linguistique dans leurs origines ? Il est de la responsabilité de l’État de gérer la paix civile en gérant la diversité linguistique. C’est vrai : ce livre est un plaidoyer pour les lecteurs qui n’ont pas du tout abordé ces problèmes. Il se veut un livre pour grand public à qui il fournit des arguments quand ils ont, dans leur milieu et dans leur domaine, à défendre et à promouvoir le plurilinguisme.

C’est un livre pour grand public à qui il fournit des arguments quand ils ont, dans leur milieu et dans leur domaine, à défendre et à promouvoir le plurilinguisme.

Reste à éduquer à la diversité des langues. Vaste sujet, vaste programme… ça serait quoi le pitch pour convaincre ?!

Mon pitch : une éducation de qualité est nécessairement plurilingue. Éduquer à la diversité des langues, c’est le succès de la réussite scolaire, parce que toutes les disciplines sont enseignées dans une langue et que toutes langues sont porteuses de connaissances et de réflexivité. L’attention aux langues n’est pas l’affaire de l’enseignement des langues étrangères ou de la langue nationale mais elle est de la responsabilité de toutes les disciplines enseignées à l’école. Les langues, leur apprentissage, leurs emplois et leur rôle d’espace d’acquisition des savoirs est un élément fondamental parce que les difficultés d’apprentissage d’une discipline scolaire ne sont pas seulement intellectuelles ou cognitives mais aussi langagières.

 

Jean-Claude Beacco, Tous Plurilingues ! Défense et illustration de la diversité des langues
Collection Plurilinguisme. 2025 Ed. Observatoire européen du plurilinguisme. wwww.bookelis.com

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