« Si je n’enseigne pas, je meurs »

Posté le par le français dans le monde

Dans le contexte de crise actuelle liée à l’épidémie de coronavirus, votre revue a décidé de mettre chaque jour en ligne, à partir de ce 20 mars – journée de célébration de la francophonie – et tous les jours à midi, un article du « Français dans le monde » en libre accès. Aujourd’hui, la VIE DE PROF de la Libanaise Faten Kobrolski, à retrouver dans le numéro 426 de novembre-décembre 2019. Bonne lecture (et bon courage) à toutes et tous !

Cheffe du département de français à l’université libanaise, FATEN KOBROLSKI se démultiplie pour assouvir sa soif d’enseigner et de partager. Récit d’un parcours marqué par de nombreuses et belles rencontres, sous le signe de la passion pour la langue française.

Je travaille actuellement à l’université libanaise où je suis en charge de la formation des enseignants de français sur l’approche actionnelle et le Cadre européen commun de référence pour les langues (CECR). Je donne aussi des cours de littérature comparée, sur la poésie et des ateliers d’écriture. Les cours se déroulent à Beyrouth, à Dekweneh, pour les masters 2 et à Saïda, plus au Sud du Liban, pour les masters 1 et les licences. Chaque année, je fais des expositions qui illustrent les projets que je mène avec mes étudiants : sur les violences contre les femmes, le vivre ensemble, des jeux pédagogiques pour le français sur objectif spécifique…

J’habite désormais à Saïda, car je ne peux pas acheter ou louer à Beyrouth, mon salaire n’est pas suffisant. Saïda est à 2h30 de voiture de Beyrouth. Avant j’allais à Beyrouth 2 fois par semaine, mais désormais je n’y vais plus qu’une fois, j’ai pu regrouper mes 6 heures cours sur une seule journée. Mais j’ai fréquemment des réunions à Beyrouth, donc je fais très souvent l’aller-retour.

Je suis devenue cheffe du département de français l’an passé, pour deux ans. On m’a demandé de renouveler ce mandat pour deux ans supplémentaires mais j’ai refusé car je trouve que le travail administratif mange trop de temps. On est plus libre lorsqu’on est enseignant. Si je n’enseigne pas, je meurs. Même malade, dès que je mets un pied en classe, j’oublie tout. Par moments, en master 2, j’ai l’impression de voler comme une hirondelle, je n’ai plus les pieds sur terre. Et les étudiantes le sentent, elles disent : « Avec vous Madame Faten, les cours, c’est autre chose. »

Par moments, j’ai l’impression de voler comme une hirondelle, je n’ai plus les pieds sur terre. Et les étudiantes le sentent, elles disent : « Avec vous Madame Faten, les cours, c’est autre chose. »

J’ai la passion de travailler en tant que professeure. J’ai fait plus de 20 ans de bureau dans ma vie, mon temps a trop été pris par l’administratif… Je préfère aussi prendre du temps pour mon travail de recherche, pour la lecture en bibliothèque, et pour l’écriture universitaire.

Je n’enseigne pas que la la littérature, j’enseigne aussi la langue française. En première année, nous avons des cours de remédiation. Je travaille aussi pour mon plaisir avec l’Institut français, pour le passage et les corrections du DELF et du DALF, à tous les niveaux. Je pense que si l’on ne reste qu’à l’université, on peut devenir borné.

10 ans à l’université de Nice
Enfant, mes parents n’étaient pas très riches, mais mon père lisait beaucoup, en arabe. C’est lui qui a attiré mon attention sur le fait que c’est par les mots que l’on peut aller plus loin, que l’on peut développer sa personnalité.

Depuis ma classe de sixième, j’adore le français. J’aimais cette langue, elle me faisait rêver. Je me voyais tout le temps aller plus loin, mais sans savoir où… Après le bac, je me suis présenté à un examen de la fondation Hariri : j’étais certaine d’échouer. J’ai finalement été sélectionnée première, j’avais 17 ans et demi. Il y avait la guerre au Liban. Je suis donc partie en France pour suivre mes études supérieures grâce au soutien financier de la fondation Hariri. J’étais à l’université de Nice Sophia-Antipolis, les professeurs étaient merveilleux. C’est grâce à eux que je suis devenue ce que je suis.

J’ai bossé comme une folle, car pour pouvoir rester en France, il fallait absolument réussir brillamment les examens. Je suis resté 10 ans. J’ai terminé ma thèse de littérature comparée canadienne-Afrique subsaharienne-libanaise avec mention très honorable à l’unanimité du jury.

« C’est mon père qui a attiré mon attention sur le fait que c’est par les mots que l’on peut aller plus loin, que l’on peut développer sa personnalité »

À partir de la licence de lettres modernes, j’ai par ailleurs donné des cours à des enfants en difficulté, dans des quartiers difficiles de Nice à travers une association, d’abord en tant que bénévole. Puis au bout d’un an, je m’occupais de soutien scolaire, je donnais des cours d’alphabétisation à des femmes, j’ai animé un atelier de danse… J’ai par la suite été vice-présidente d’une association d’alphabétisation pour les femmes.

Retour au pays natal
Pendant ces 10 ans à Nice, je rentrais 3 semaines à Beyrouth chaque deux ans. Après mon doctorat, l’un des membres de mon jury de thèse m’a proposé une bourse pour faire des études post-doctorales au Canada. Mes valises étaient prêtes lorsque j’ai appris que mon père était malade. Je suis alors retournée au Liban avec un sac à dos : dans ma tête, j’allais rester 10 jours à Beyrouth. Mon père m’a demandé de rester au pays, il m’a dit « moi j’ai besoin de toi, tes parents ont besoin de toi et ton pays a besoin de toi ». Je suis donc restée.

J’ai eu beaucoup de difficultés à trouver du travail car je ne comprenais plus le Liban, j’étais comme une étrangère dans mon propre pays. J’ai commencé à travailler dans une classe de sixième en tant que remplaçante… Puis, grâce à un ami, je suis rentrée au Centre de recherche de développement pédagogique (CRDP) du Liban. Je me suis alors occupée de la formation des enseignants des cycle primaire, complémentaire et secondaire. Et là, j’ai commencé à innover pour la formation des enseignants, en particulier au niveau du matériel pédagogique. Une fois par semaine, j’ai décidé de laisser le bureau pour partir dans les montagnes pour former des équipes.

Puis j’ai été coordinatrice dans deux écoles privées, toujours avec le CRDP, et je m’occupais de la formation des enseignants avec des groupes de 30 personnes parfois. J’ai passé 10 ans de ma vie comme ça : je partais de la maison à 7h30 le matin et je rentrais à 8h du soir… Et les week-ends, j’étais enfermée entre les livres pour lire pour préparer la semaine à venir. En même temps que le CRDP, j’ai commencé à travailler pour la Mission laïque au niveau collège-lycée et à l’Institut français de Beyrouth, pour former les enseignants de français.

Le français pour les visas
J’ai ensuite été nommée à l’université, j’ai donc été obligée de quitter le CRDP. J’étais à l’université entre le département de pédagogie et le département de lettres. Après 8 ou 9 ans, la doyenne de la faculté de lettres et celle de la faculté de pédagogie voulaient l’une et l’autre que je reste dans leur département respectif. Je suis restée en lettres car ils ont ouvert un master de didactique des langues et interculturel.

Depuis 2010, je sens un certain désintérêt de la France pour le Liban, au moment où les pays asiatiques ont commencé à vraiment s’intéresser à la langue française. Donc nous bénéficions bien de remises à niveau au niveau linguistique, mais les étudiants ne s’intéressent pas vraiment à la langue et à la culture, c’est juste pour décrocher un visa pour partir ailleurs. Donc le nombre d’écoles avec des classes de français est en baisse. Comme il y a une grave crise économique, les écoles regardent aussi la rentabilité : dans les classes anglophones, il peut y avoir plus d’une cinquantaine d’élèves, là où il est difficile d’atteindre 10 élèves en classe de français… Avant, il y avait des cours de français de base, avec 8 ou 9 heures par semaine. Désormais, les écoles ne gardent que le français langue étrangère, avec 2 ou 3 heures de cours. Et je trouve vraiment ça dommage pour le Liban.

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VIE DE PROF, une rubrique participative du Français dans le monde. Si vous aussi vous voulez témoigner de votre vie d’enseignante ou d’enseignant de français langue étrangère, écrivez-nous sur slangevin@sejer.fr et/ou cbalta@sejer.fr

3 commentaires
  1. Chère Faten, merci pour ce témoignage sincère et inspirant, tu es une femme lumineuse qui fait briller les étoiles dans les yeux de tes élèves. La passion donne des ailes, le travail est un vrai loisir, je te comprends tellement bien. On n’enseigne pas ce qu’on sait, mais ce que l’on est et peu importe le nombre d’élèves, il suffit d’allumer la passion chez une seule personne et changer sa vie pour que la nôtre ne soit pas vécue pour rien. C’est vrai ce que tu dis pour l’anglais et les visas, mais l’amour que tu fais naître dans le coeur de certains illuminera leur vie, alors que l’intérêt ne rend pas heureux et c’est bien dommage pour ceux qui ne connaissent pas le bonheur. Ton récit m’a fait voyager sur le chemin de ta vie et je m’y voyais, comme si l’on voyageait dans des trains parallèles, chacune dans son pays, chacune en France aussi, chacune inspirée par son père, chacune fidèle à sa passion d’enseigner, chacune faisant des compromis, et chacune malgré tout, fidèle à son coeur; voyager sans nous connaître, comme tant d’autres passagers qui te lisent et qui s’y reconnaissent aussi. C’est la beauté des mots. Merci, Faten, tu viendras au Canada, je suis là et je t’attends, nous avons tant de choses à nous dire, tu viendras, tu verras ! À bientôt, Neli

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