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Canard et ballon

Posté le par admin

Par Louis-Jean Calvet

Dans un ouvrage récemment publié au Sénégal(1) se trouvent une centaine de lettres envoyées pendant la guerre de 14-18 par ce qu’on appelait des « tirailleurs sénégalais ». Il s’agit en l’occurrence essentiellement d’instituteurs, anciens élèves de l’école normale de Saint-Louis, qui écrivent à un ami commun resté au pays, Diawar Sar, qui lui n’a pas été recruté, et leurs lettres constituent un témoignage inestimable sur cette période sanglante de l’histoire. Mais elles sont aussi un témoignage linguistique et c’est pourquoi j’en parle ici.

Instituteurs, ils le sont à l’évidence : leur style est fleuri, leur français châtié. Mais au fil des mois et des années on va voir évoluer leur langue. Ainsi Amadou Cissé, qui commence à écrire en 1914, va utiliser à partir de 1916 des mots comme turbin, patelin (que l’on trouve aussi en 1917 sous la plume de Moumat Diallo), boches, puis en 1917 canards (au sens de fausses nouvelles, bobards). Moumar Diallo utilise en 1915 toubab, terme local pour désigner les Européens, en 1916 cabaux (pour caporaux), boye (pour boy, domestique), peau de zébu, à l’œil (gratuit), le meck, faire la bombe, en 1917 il nous donne deux expressions intéressantes, les cafards qui me viennent dans la tête et la belle que tu avais ballonnée et en 1918 il produit un beau néologisme, pingrité (avarice, sur pingre). Enfin Alioune Marius N’doye qui au début écrit lui aussi de façon recherchée change  subitement de style en 1917 : « ca va chier au printemps prochain » .

Il y a dans cette cueillette quelques termes d’argot ancien, comme mec ou patelin, mais la majorité de ce mots date du dix-neuvième siècle, de la fin de ce siècle pour boche (allemand qui avait donné alboche puis boche) et faire la bombe. Un seul a disparu, Canard, quine s’utilise plus au sens de « fausse nouvelle » mais signifie aujourd’hui « journal », et je n’ai trouvé nulle part  pingrité (on dit en fait pingrerie). Restent trois formes qui retiennent l’attention, pour des raisons différentes, peau de zébu, cafard et ballonner. La première est étrange, car on dit couramment peau de zébi (à partir du mot arabe désignant le sexe masculin) mais je n’ai jamais ni lu ni entendu peau de zébu, et j’avoue être incapable de décider s’il s’agit de la forme d’origine (zébu ayant ensuite donné zébi), d’un hapax ou de la volonté d’éviter un mot gênant. Cafard au sens d’idées noires est daté par les dictionnaires des années 1880, mais la formule « les cafards qui me viennent dans la tête » est également pour moi nouvelle et l’on peut se demander s’il n’y a pas dans cette métaphore l’étymologie de ce sens. Le plus surprenant est cependant le syntagme la belle que tu avais ballonnée. Le verbe ballonner, forger sur ballon, est  typique des néologismes verbaux du français d’Afrique, mais c’est son existence en 1917 qui surprend. En effet ballon au sens de grossesse est daté selon les dictionnaires soit de 1929 soit de 1957, c’est-à-dire bien après ces lettres d’instituteurs-soldats, et il faudrait donc sans doute avancer cette date.

Mais, au delà de ces données intéressantes sur l’histoire de la langue populaire et argotique, ces lettres nous poussent à réfléchir dans une autre direction. On a beaucoup dit et écrit que la « grande guerre » avait été un moment d’unification linguistique de la France. Les régiments étaient en effet d’abord constitués de soldats recrutés dans une même région et ils avaient une homogénéité linguistique : on parlait certes français dans ceux qui venaient de la France d’oïl, mais on parlait breton dans certains d’entre eux, languedocien dans d’autres, etc. Puis, après les premiers massacres, ces régiments furent reconstitués en mélangeant des gens d’origines géographiques, et donc linguistiques, différentes, et le français s’imposa lentement à eux. Cela est incontestable, mais ce que nous montrent ces lettres est autre chose. Ces instituteurs venus d’Afrique parlaient (ou du moins écrivaient) au départ un français standard et les changements que l’on note au fil des lettres nous montrent qu’ils ont acquis à l’armée un registre différent, en particulier un registre argotique. Cela n’a rien d’étonnant en soi : le français « exporté » en Afrique, surtout lorsqu’il était diffusé par les écoles de formation d’instituteur, était sans doute assez normatif. Mais nous pouvons en outre supposer qu’il en est allé de même pour les conscrits de France, dont une bonne partie de ceux qui parlaient le français devaient en avoir une connaissance scolaire et en ont acquis dans les tranchées d’autres registres. Comme quoi l’armée a parfois des vertus pédagogiques inattendues.

(1) Guy Thilmans & Pierre Rosière, Les Sénégalais et la grande guerre, lettres de tirailleurs et recrutement (1912-1919), Editions du musée historique du Sénégal (Gorée), 2012

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