Vie de prof – « Ici, c’est un paradis »

Posté le par le français dans le monde

Ses parents font partie de ceux qu’on appelle en Louisiane (États-Unis) la « génération perdue », celle qui a été obligée de fréquenter l’école anglaise et s’est éloignée du français. Ryan Langley a, lui, appris la langue avec ses grands-parents. Quand il n’enseigne pas dans une école d’immersion à Lafayette, à des adultes de l’Alliance française de Lafayette des cours de français louisianais – le français cadien –, dont on retrouve quelques expressions dans ce témoignage.

Je suis né en 1990 dans les marais du sud-est de la Louisiane, à Bayou Pigeon, une petite communauté assez isolée, au point que certaines personnes dans le village ne parlaient pas un mot d’anglais. À la maison, c’était l’inverse : mes parents, eux, n’avaient pas appris le français et j’ai donc été élevé en anglais. Mais nous vivions au ras de mes grands-parents, et c’est eux qui m’ont appris à parler français – le français cadien.
J’ai commencé à l’étudier plus tard seulement, une fois à l’université. J’étais inscrit en licence de chimie et je devais prendre une langue moderne. Le français m’a alors paru l’option la plus facile : je ne pouvais ni le lire ni l’écrire à ce moment-là, mais au moins je pouvais le parler et le comprendre. C’était une chance, que mon frère et ma sœur n’ont par exemple pas eue, parce qu’on avait déménagé : on peut dire qu’ils ont manqué le bateau!

Le drapeau de Lafayette, centre du pays cadien en Louisiane

Une fois à l’université, j’ai véritablement tombé en amour avec la langue. Au bout d’un an et demi, j’abandonnais la chimie pour me spécialiser en français, d’abord à Baton-Rouge, puis à Lafayette. Et j’ai fini par une maîtrise en éducation, mais plusieurs années après, en 2020 seulement. Entre-temps, j’avais travaillé dans une usine produisant des pesticides et des herbicides. Ça avait commencé comme un stage, et ça avait fini par durer 7 ou 8 ans, au point que j’étais devenu superviseur de planification.
Jusqu’au jour où j’ai réalisé que ce n’était pas du tout la vie que je voulais. Ma femme, qui avait elle aussi appris le français avec ses grands-parents puis étudié le français à l’université, m’a incité à quitter tout ça : c’était le moment de prendre la chance de voyager un peu, tant que nous étions jeunes et sans enfants. Nous avons alors intégré le programme Escadrille Louisiane développé par le Codofil – le Conseil pour le développement du français en Louisiane – pour former davantage de profs de français originaires de notre État.

« Voyager le monde »

Nous avons commencé par étudier au Centenary College à Shreveport, puis nous sommes partis en France, à Rennes, pour poursuivre notre formation de professeur de français langue étrangère au sein de l’ESPÉ – école de formation des enseignants –, tout en étant assistants d’anglais en lycée pour préparer les élèves à leur épreuve du bac.
Depuis notre retour, nous enseignons tous les deux dans une école d’immersion, Myrtle Place Elementary School – ma femme en maternelle, moi en primaire, avec des élèves de 4e année, l’équivalent du CM1 français. Et je dois dire qu’ici, c’est un paradis. Nous sommes une équipe de 20 profs venus de toute la francophonie. Louisiane, Maroc, Niger, Cameroun, Côte d’Ivoire, Belgique, France… J’ai une collègue qui dit souvent qu’on pourrait voyager le monde en marchant dans les couloirs!

Ryan Langley avec ses élèves en cours de sciences.

La plupart de nos 350 élèves sont entrés dès la maternelle, et une minorité seulement parle français à la maison : dans ma classe, je dois avoir deux ou trois élèves seulement dans cette situation. Mais la volonté de renouer avec cette langue d’héritage fait néanmoins partie des motivations. Pour les autres, la scolarité dans une école d’immersion en français est vue comme une opportunité à saisir, un “extra” à donner à leur enfant pour la suite de leur vie. Notre école publique est ce qu’on appelle ici une école de choix : tout le monde, dans le district scolaire, peut faire une demande d’inscription et la sélection se fait par tirage au sort. Nous accueillons un grand nombre d’élèves issus des communautés les plus pauvres.
À l’école, les élèves sont en immersion française à peu près les trois quarts de leur journée : tous les enseignements de maths, de sciences et de sciences sociales – comme l’histoire – se font entièrement en français. Il n’y a que le sport, la musique, les arts et bien sûr la langue anglaise qui sont, eux, enseignés en anglais. Les professeurs sont “départementalisés”, c’est-à-dire que nous sommes spécialisés dans certaines matières : j’enseigne de mon côté les sciences et les sciences sociales.

Rendre le « club » moins secret

Cette immersion est formidable mais, pour les élèves, le français reste essentiellement la langue de l’école. C’est pour cette raison que
j’aimerais vraiment créer des opportunités pour nouer des liens avec l’extérieur pour que les enfants l’utilisent au maximum en dehors de la classe. Il peut s’agir d’aller chercher un “témoin” au sein de la famille, quelqu’un qui parle encore français et qui peut raconter comment c’était dans le temps, combien coûtait une barre de chocolat… Un de mes collègues avait organisé – avant le Covid! – des sorties dans ce qu’on appelle ici les maisons de vieux, à la recherche de parrains ou de marraines pour sa classe. Cela permettait un premier contact pour que les élèves puissent ensuite revenir pour une entrevue avec l’un d’entre eux et qu’ils puissent lui faire raconter une histoire ou chanter une chanson. Ils rapportent ensuite l’enregistrement en classe pour le partager avec les autres.

« Quand on parle français entre nous, des gens se retournent : “Ah, toi aussi tu parles français?” C’est une petite communauté qui est en train de se recréer »

C’est essentiel pour moi de pousser la langue française dans la communauté même. Car le français est présent aujourd’hui en Louisiane dans l’espace public, dans les publicités, sur les panneaux, pour le tourisme et il est pratiqué dans les communautés isolées, comme celle des Houmas, cette communauté amérindienne qui vit à la Pointe-aux-Chênes (voir aussi p. 46-47). Mais ailleurs, le français est devenu un peu comme un club secret: si tu fais partie du club, tu peux le parler tous les jours, mais encore faut-il savoir le trouver et réussir à y entrer si tu n’appartiens pas à une famille ou à un cercle d’amis qui parlent spontanément français entre eux. Des “tables françaises” ont d’ailleurs été mises en place, par exemple dans les bibliothèques, pour faire passer le message que c’est cool de parler français : ces tables sont un moyen de créer une place où notre français peut être plus facile à trouver pour ceux qui veulent l’apprendre.

Je reste fondamentalement optimiste. On est un peu tête dure, chez nous ! Avec ma femme, nous avons le projet d’élever nos enfants en français cadien, et nous ne sommes pas les seuls : certains de nos amis l’ont décidé aussi. Quand on parle français entre nous, il arrive que les gens se retournent : “Ah, toi aussi tu parles français ? ” C’est une petite communauté qui est en train de se recréer et c’est sans doute en partie grâce aux tables françaises… J’enseigne aussi le français cadien à l’Alliance française de Lafayette à des adultes, ceux de la “génération perdue”, cette génération qui a perdu sa chance d’apprendre le français à la maison, comme ma mère qui le comprenait mais ne le parlait pas.

L’envie de français est bien là. Comme l’a dit Zacharie Richard, un musicien cadien bien connu : “Chaque fois qu’on s’apprête à fermer le cercueil sur le cadavre de la langue française de la Louisiane, le corps se lève et demande une autre bière.” »

Propos recueillis par Alice Tillier-Chevalier

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