« Ce métier me ressemble parce qu’il bouge tout le temps »
FDLM n.460 - Vie de profs - Septembre 2025 - Propos recueillis par Sarah Nuyten
Fine observatrice et créative intarissable, Djihane Lokorai ne considère l’enseignement qu’à travers le prisme de l’humain. À 36 ans, cette professeure algérienne est foncièrement ancrée dans son temps : à l’écoute de ses étudiants, elle ajuste et réinvente en permanence, pour un enseignement du FLE sur mesure.
Je veux être la prof que j’aurais voulu avoir : bienveillante mais exigeante, à l’écoute mais jamais passive. Enseigner, pour moi, ce n’est pas façonner une personne mais puiser dans ses passions pour l’aider à trouver sa propre voie. Mes parents ont divorcé quand j’étais petite : j’ai voulu garder un lien invisible avec ce père que je n’ai plus revu en m’intéressant à son métier. Il était enseignant. Quelques années avant le divorce, j’ai assisté à l’un de ses cours et j’ai pu voir le respect que lui manifestaient ses élèves. Il y avait là quelque chose de fascinant. Cela a été l’un de mes premiers déclics.
Quant à ma mère, qui a aussi été enseignante (de sciences), puis directrice d’école, elle s’est sacrifiée pour subvenir à nos besoins, mais devait souvent s’absenter. Quand je n’étudiais pas, je lisais, regardais des dessins animés, dessinais, jouais à des jeux rétro… J’avais envie de créer mon propre monde. J’ai d’ailleurs un temps pensé à être conceptrice de jeux et de livres pop-up pour enfants. On me reprochait d’être dans ma bulle. Mais c’est ce qui fait que je suis aujourd’hui capable de comprendre toutes les tranches d’âge !
Une autre expérience a façonné la prof que je suis aujourd’hui : en primaire, j’ai été profondément marquée par un instituteur violent, qui nous frappait. C’est un traumatisme commun à beaucoup d’élèves algériens de cette époque-là. Heureusement, j’ai eu un professeur de français doux et très humain, qui nous encourageait. Il utilisait des méthodes classiques, mais m’a fait aimer cette langue.
Oser faire entendre sa voie
J’étais une élève atypique : je pouvais avoir 7 ou 20 de moyenne selon l’enseignant, l’ambiance de la classe ou le contenu du cours. Mais lorsque quelque chose me passionne, je me donne à fond, et ce depuis toujours. Tout ce qui m’a jamais intrigué, je l’ai étudié : couture, dessin, cuisine, jeux vidéo, chant, piano… Finalement, l’enseignement s’est imposé naturellement, car il me permet de tout rassembler : mes savoirs, mes passions et mon besoin de transmission.
J’ai obtenu un master en Sciences des textes littéraires en 2012 et je n’ai jamais cessé de me former depuis : pédagogie Montessori, intelligences multiples, évaluation DELF/DALF du A1 au C2, alphabétisation, francophonie, gamification, interprétation des dessins chez l’enfant, petite enfance… J’ai donné mes premiers cours dans une école privée en 2012. Voir ces enfants m’imiter, retenir ce que je leur apprenais, cela m’a littéralement bouleversée. En 2015, à la fac, ma salle était bondée et des étudiants venaient assister à mes cours alors qu’ils n’étaient pas mes élèves. Ces moments-là me permettent de savoir que je vais dans le bon sens et que je suis à ma place. Depuis six ans, j’enseigne le FLE à l’Institut français de Constantine.
Mes apprenants sont surtout algériens, ils sont plein de bonne volonté mais arrivent avec des lacunes et des habitudes d’apprentissage très classiques, voire rigides. Ils ont été habitués à écouter et à se taire. Même quand je leur parle d’un thème qui les passionne, ils ne prennent pas la parole. Pour les faire sortir du silence, j’ai compris qu’il fallait entrer dans leur monde pour les ramener vers le mien, les amener à partager sans crainte de l’erreur. Pour créer cet espace de sécurité, je n’hésite pas à faire le clown, je construis des ponts, pas des murs, et j’essaie de casser leurs réflexes de comparaison et de compétition – surtout chez les plus jeunes.
Cocréation des supports pédagogiques
Le métier de prof me ressemble parce qu’il bouge tout le temps. J’ai besoin de créer, d’échanger, de partager. Ce qui me fait vraiment vibrer, c’est de voir un apprenant s’épanouir, devenir curieux et prendre confiance en lui. Assez logiquement, ma méthode pédagogique n’est pas figée. J’utilise l’approche actionnelle, sans m’enfermer dedans. Je fais chanter, jouer, dessiner, mimer, écrire, inventer, débattre. J’observe mes apprenants et m’adapte en permanence : j’utilise leurs références, leurs goûts et leur façon de parler, puis je crée mes propres supports. Et surtout j’écoute. Le retour d’un apprenant peut me faire revoir toute une séquence.
Je me souviens d’une élève de 10 ans, passionnée de dessin mais complètement bloquée dès qu’il fallait écrire. Je l’ai aidée à transformer ses dessins en planches de BD et elle a finalement écrit de magnifiques histoires. Elle avait juste besoin d’associer l’écriture au plaisir. Le jeu fonctionne aussi très bien : les apprenants adolescents se pressent pour finir leurs exercices, parce qu’ils savent qu’après, place aux jeux ! C’est ainsi que j’ai découvert la gamification et les profils de joueurs selon la taxonomie de Bartle. C’est une méthode qui fonctionne très bien avec ce type de public. Les nouvelles technologies sont un outil formidable quand on sait s’en servir intelligemment.
Un autre de mes leviers pédagogiques favoris est la lecture. J’en parle beaucoup avec mes élèves, sans jamais rien imposer. Et pourtant… J’ai vu une jeune fille de 15 ans se lancer dans la lecture de Kafka. Un élève de 18 ans s’est attaqué à Flaubert. Une apprenante adulte a dévoré Malraux. C’est ce que je trouve très beau : il s’agit de leur choix, pas de ma consigne. Ils sont acteurs de leur apprentissage.

Échange et enrichissement culturel
Le français est très présent en Algérie. Mais il est aussi chargé d’un poids historique, celui de la colonisation. Beaucoup préfèrent aujourd’hui se tourner vers l’anglais, perçu comme plus « neutre » ou plus « utile ». Malgré tout, le français reste une langue d’accès à la culture, à la littérature et à certaines opportunités professionnelles. Mon rôle est de le dépolitiser, d’en faire un outil de découverte et non d’oppression.
Apprendre une langue, c’est à la fois changer et rester soi-même. C’est s’émanciper, s’ouvrir au monde, à la pensée de l’autre. J’aime bien l’expression : « Apprendre une langue, c’est acquérir une nouvelle identité. » Mais il ne faut pas oublier la sienne non plus. La langue nous transforme tout en nous permettant de rester nous-mêmes, enrichis de cette nouvelle facette. C’est un équilibre à trouver.
Je viens d’être acceptée dans le programme Pépinière FLE pour un master 2 à la Sorbonne Nouvelle. Mon projet porte sur un dispositif ludique pour aider les ados à développer leurs compétences langagières et interculturelles. Je compte créer un site sur lequel je concevrai différents jeux, en rapport avec le programme et les niveaux du CECRL. Avec à chaque fois des fiches de cours, un peu à l’image de ce que font les sites Flippizz ou les Fées du FLE. J’aimerais aussi créer un programme à destination des Français qui souhaitent apprendre l’arabe, pour qu’ils aient la chance de comprendre et de pratiquer notre langue comme nous pratiquons la leur, dans un vrai échange culturel.

