Viktor Kyrylov, la langue française comme refuge
FDLM 460 - Epoque - Portrait - un article écrit par Chloé Marmet
Lorsqu’Odessa, sa ville natale, se retrouve sous les bombes russes en février 2022, Viktor Kyrylov a 20 ans et étudie le théâtre à Moscou. En une nuit, le pays qu’il a tant admiré devient l’ennemi et fait de lui un traître à sa patrie. De cette histoire absurde et folle le jeune Ukrainien, réfugié en France depuis trois ans, témoigne dans un spectacle au titre révélateur : Maintenant je n’écris plus qu’en français.
Au Théâtre de Belleville ce soir de juin, pas de grand décor, de portes qui claquent ou d’intrigues à rebondissement, simplement le récit « d’un gars ordinaire » qui explique comment sa vie a basculé dans l’absurde au moment de l’invasion de l’Ukraine par la Russie. Comédien d’une vingtaine d’années, formé à Moscou avant d’être accueilli à l’Académie de la Comédie-Française en 2023, Viktor Kyrylov n’est pas là pour jouer ou représenter sa vie mais pour la raconter. Raconter l’inexplicable. Dire la haine qui se transforme en honte, l’élan patriotique qui se prend de plein fouet les mots implacables de sa mère : « tu ne rentres pas, tu vis. » Et le dire en français, ces mots appris pour ne plus parler ses deux langues maternelles, le russe devenu langue de l’oppresseur et l’ukrainien celle qu’il a trahie en choisissant de partir étudier à Moscou à 18 ans. « Ce spectacle, Maintenant, je n’écris plus qu’en français, est ma demande de pardon envers l’Ukraine, confie-t-il en avril au critique de théâtre Stéphane Capron, et ma lettre de gratitude envers la France qui m’a hébergé. »
« À Moscou ! À Moscou ! À Moscou ! »
Un timide sourire aux lèvres, Viktor Kyrylov vient se placer à l’avant-scène tandis que les lumières s’éteignent dans la salle. « Comment commencer… » Pas facile de décider d’un début lorsque l’on s’apprête, comme ce jeune comédien à l’allure élancée, à se confier pendant plus d’une heure à de parfaits inconnus pour essayer d’y voir un peu plus clair dans sa propre histoire.
Peut-être débuter par sa naissance, en 2001, dans la ville d’Odessa, au sud de l’Ukraine. À une enfance tout ce qu’il y a de plus ordinaire et heureuse dans cette ville portuaire à l’esprit libre souvent surnommée « la Marseille d’Ukraine ». Aux premiers rêves de théâtre dès l’adolescence et aux textes qu’il va piocher dans la bibliothèque de ses parents : Gogol, Dostoïevski, Tolstoï, Tchekhov, Boulgakov, auteurs russes s’il en est.
C’est là, déjà, que les choses se compliquent car pour expliquer à un public non averti ce que représente la culture soviétique dans la vie quotidienne d’une famille ukrainienne, il faut remonter à ce pays disparu seulement dix ans avant sa naissance : l’URSS. « La génération de mes parents et celle de mes grands-parents sont profondément soviétiques, raconte-t-il dans une rencontre au Théâtre de Belleville. À Odessa par exemple, c’est un héritage soviétique et on peut dire même colonial de parler russe. Et c’est la langue qui définit ta façon de penser, ta culture au sens large : tout ce qui nous entoure, les pensées, les mots, les films, le théâtre, la littérature… Tout ce qui qui crée ton identité. »
Alors, lorsque le jeune Viktor choisit l’option théâtre à 14 ans, son entourage est unanime : pas d’art théâtral sans tradition russe. En particulier pour qui rêve de devenir comédien puisque le premier à mettre au point une « méthode » du jeu d’acteur est Constantin Stanislavski, un Russe dont la tournée aux États-Unis au début du XXe siècle donnera naissance au fameux Actors Studio new-yorkais de Lee Strasberg et Elia Kazan. « Pour la génération de mes parents, si tu veux faire une carrière en théâtre, si tu veux réussir ta vie, tu vas à Moscou, explique-t-il. Même s’il y avait les capitales des républiques soviétiques, c’étaient des capitales régionales, Moscou c’était quelque chose de cosmique. » Le rêve devient réalité en 2019, après deux ans d’intense préparation et de concours Viktor est admis au GITIS, l’académie des arts du théâtre de Moscou. Son bac en poche et ses 18 ans en bandoulière, il part.

