Pour le meilleur ou pour le pire ?
extrait de l'Analyse-Dossier, spécial Besançon - Congrès FIPF - Article rédigé par Michel Boiron
FDLM n.459 (juillet-août 2025)
Enseignera-t-on les langues en 2050 ?
Fiche pédagogique : Et pour vous, c'est comment l'école du futur ? Fiche variable pour les niveaux A2 à B2 pour des apprenants adolescents ou jeunes adultes. A télécharger ici.
« Pour le meilleur ou pour le pire » Tel était le titre de l’éditorial du numéro 100 du Français dans le monde, daté de 1973 et rédigé par Guy Capelle, auteur célèbre pour ses méthodes et fondateur du BELC, formulant des hypothèses sur l’avenir de l’enseignement des langues en l’an 2000. À l’heure où débarque l’intelligence artificielle, qu’en sera-t-il demain ?
« Est-ce que tu peux corriger mes erreurs en français ? Je voudrais simuler un échange dans une magasin de chaussures ? Tu es la vendeuse et moi l’acheteuse ? Est-ce que tu peux corriger mes erreurs à la fin de la conversation ? — Avec plaisir Ranya ! Nous pouvons commencer quand tu veux. » Ranya, étudiante tunisienne, n’échange pas avec un professeur ou une amie, mais avec un outil d’intelligence artificielle. La vendeuse est très aimable et répond correctement. Elle corrige ensuite les erreurs.
L’utilité future des machines dans le cadre de tâches d’apprentissage était déjà mise en avant dans l’article de Guy Capelle en 1973* : « Les moyens technologiques rendront ces tâches plus légères et plus rapides. Outre l’apprentissage des éléments de base et l’autocorrection, ils permettront le contact authentique et fréquent à distance avec des individus de l’autre communauté et l’auto-évaluation par l’élève de ses possibilités réelles de communication. Les machines ne seront plus seulement des instruments destinés à imposer une matière soigneusement programmée à l’avance. Elles seront également, au service de l’individu, des moyens de découverte personnelle. »
L’auteur avait-il anticipé l’arrivée de Zoom ou de Teams et les agents conversationnels de l’intelligence artificielle ? La réalité a dépassé cette vision. Les pratiques se diversifient et transforment radicalement l’expérience d’apprentissage : plateformes, applications mobiles, cours en visio, dispositifs immersifs, dispositifs adaptatifs évolutifs. Elles remplacent parfois l’enseignement en présentiel, en particulier dans l’enseignement extrascolaire.
Des évolutions technologiques toujours plus performantes
Internet et les moteurs de recherche ont fondamentalement modifié l’accès aux informations et aux connaissances : immédiateté, accessibilité, bases de données et sources pratiquement infinies. L’arrivée des outils de l’IA grand public révolutionne à son tour des pans entiers de nos sociétés et évidemment le secteur de l’apprentissage-enseignement. Chaque semaine apparaissent de nouveaux outils encore plus performants.
Certaines compétences deviennent quasi obsolètes : la mémorisation, la capacité à analyser ou à résumer de longs documents, la recherche documentaire. D’autres compétences s’imposent comme indispensables : savoir rédiger ou définir une instruction (un « prompt ») ; comprendre la réponse donnée par l’outil d’intelligence artificielle ; savoir évaluer de manière critique la réponse proposée. L’utilisateur, guidé par ces outils, a accès aux savoirs, mais aussi aux savoir-faire et à l’acquisition de compétences. L’enseignement-apprentissage des langues sera sans doute complètement repensé avec ces nouveaux outils.
Les évolutions technologiques sont fascinantes : traductions instantanées, interfaces qui passent d’une langue à l’autre, interlocuteurs virtuels capables de prendre en compte le contexte personnel et social de l’utilisateur et de simuler des conversations quasi naturelles en langue première de l’usager, mais aussi dans d’autres langues. Et nous ne sommes qu’au début du développement des performances de ces outils. Pourquoi donc devrait-on passer des mois, voire des années à apprendre une langue alors qu’une machine peut aider si facilement à communiquer ? Les outils sont transportables, évolutifs, de plus en plus miniaturisés… Et si demain, ces outils étaient implantés directement dans notre corps, mobilisables à tout moment par la pensée ?
Le rôle réinventé des enseignants
Au-delà de la vision tronquée du monde qu’ils transmettent, le risque majeur qu’impliquent ces outils est l’isolement des individus, leur déconnexion avec le monde réel, une certaine forme de désocialisation. Apprendre une langue répond justement à des besoins fondamentaux : apprendre à communiquer, s’ouvrir à l’autre, découvrir, explorer des cultures et des manières de vivre, se définir soi-même par rapport aux autres, apprendre à décrire le monde et à le comprendre en adoptant plusieurs points de vue.
Au niveau du monde du travail, une compétence plurilingue et pluriculturelle est un atout majeur. Apprendre une langue étrangère avec d’autres participants en présentiel est un acte social, une rencontre, une expérience émotionnelle. L’important n’est pas seulement ce que l’on apprend, mais aussi quelles activités on pratique pour apprendre : travailler ensemble, mémoriser, s’exprimer à l’oral ou à l’écrit, présenter et analyser des situations, chercher des solutions, vérifier des informations, développer la créativité…
L’enseignant** joue un rôle essentiel. Il représente l’autorité scolaire ou l’institution qui l’emploie. Dans le contexte contemporain, il n’est plus la référence principale au savoir, Il est l’organisateur de l’apprentissage, l’animateur de la vie de la classe, celui qui encourage et qui diversifie les pratiques pour créer des situations d’apprentissage stimulantes. Il guide dans le foisonnement des outils disponibles. Plus que jamais, que ce soit en présentiel ou à distance, il est et sera celui qui prend en compte la dimension humaine de l’apprentissage, qui aide à développer des stratégies, à renforcer la confiance en soi, l’ouverture culturelle, les compétences sociales et l’intelligence biologique.
Et demain ?
Dans son article de 1973, Guy Capelle présentait une vision plutôt confiante de la place des langues dans le futur : « Les langues secondes ou étrangères continueront de se répandre, soit comme moyen d’accès, pour beaucoup, au savoir universel et aux techniques, soit comme truchement indispensable aux contacts humains directs entre individus de communautés différentes, contacts qui seront de plus en plus aisés et de plus en plus souhaités. L’enseignement des langues ne peut devenir que plus vrai et plus vivant. » Qu’en sera-t-il demain ?
Nous vivons dans un monde turbulent. Les relations internationales sont marquées par des tensions et des conflits armés tragiques alors que nous pensions, sans doute avec un peu d’aveuglement, évoluer dans un monde orienté vers l’amélioration générale des conditions de vie, plus de compréhension entre les peuples et plus de paix. Les évolutions climatiques, les bouleversements technologiques, la domination brutale à la fois économique et politique de quelques pays bousculent notre conception d’un futur souhaitable.
L’enseignement-apprentissage des langues dans ce contexte complexe pourrait apparaître comme une partie négligeable des enjeux collectifs. Il constitue en fait un outil de développement personnel et d’ouverture à l’altérité indispensable pour favoriser un monde centré sur l’humain et non exclusivement sur le « business ». L’apprentissage de la langue d’un pays d’accueil reste en outre un vecteur essentiel d’intégration. Dans son article publié lui aussi dans le n° 100 du Français dans le monde, Joshua Fishman déclarait : « L’avenir est au bilinguisme. » Qu’en sera-t-il dans le futur : une communication confiée à des machines médiatrices et une langue internationale unique alternant avec des langues locales dans les communautés spécifiques ?
« L’avenir sera ce que nous le ferons », rappelle Guy Capelle. Nous portons une responsabilité personnelle (du moins partielle) sur cet avenir. En tant que responsables éducatifs ou enseignants, nous devons agir au quotidien pour relever les défis du futur : attribuer les moyens financiers et techniques suffisants à l’éducation ; soutenir la motivation des apprenants**, des parents, des administrations responsables ; maintenir l’offre et l’intérêt pour le plurilinguisme ; concevoir des cours pour des groupes en répondant aussi aux besoins individuels… Les enjeux sont multiples.
À long terme, l’enseignement et l’apprentissage des langues bénéficieront de technologiques performantes, individualisées, dont toutes les caractéristiques ne sont pas connues aujourd’hui. Dans une perspective humaniste, le pire serait une soumission inconsciente aux outils qui réduirait de fait les interactions authentiques entre individus, qui anesthésierait tout esprit critique et accroitrait encore les inégalités entre les milieux fortunés et privilégiés et les communautés pauvres ; le meilleur serait d’intégrer ces technologies en préservant l’essence même de l’apprentissage des langues : la création d’une appétence pour l’altérité, les échanges entre humains et l’émotion.
Mais soyons-en sûrs, le futur nous surprendra toujours.
Notes
Michel Boiron est expert, conseiller et formateur en français langue étrangère. Il a été directeur du CAVILAM – Alliance française de 1997 à 2022.
* Toutes les citations sont issues du numéro 100 du Français dans le monde, oct.-nov. 1973. Coordination et Édito de Guy Capelle « Pour le meilleur et pour le pire », p. 7-9 et p. 10 pour Joshua Fishman.
** Les termes « enseignant », « apprenant » sont utilisés ici de manière générique pour le masculin et le féminin.


Volk
Quelle vision condensée et formidable de l’enseignement des langues étrangères à la lumière des technologies modernes!